XIII

Ils mirent trois heures à débarquer du bateau. Des gardes armés fouillèrent la Mousseline de la proue à la poupe. Alignée sur l’appontement, la milice locale de Bay’Zell ouvrait les coffres, posait des questions aux passagers, harcelait tous ceux dont la mine ne lui revenait pas.

Ravis fut retenu pendant une heure. La milice n’aimait pas du tout son allure. C’était un étranger, disait-on. Il avait un peu trop de dagues dans son bagage. Il prétendait n’avoir quitté la cité que dix-huit jours, mais n’avait aucun document d’embarquement pour le prouver. En fin de compte, Ravis dut envoyer chercher un capitaine local afin de se porter garant pour lui. L’homme, un pêcheur au visage rouge et sans sourcils du nom de Pegruff, prit son temps pour venir. Néanmoins, lorsqu’il s’avança nonchalamment sur l’appontement, une flasque d’arlo à la main, une corde autour du cou comme s’il se rendait à sa propre pendaison, il lui fallut moins de cinq minutes pour obtenir la libération de Ravis. Quelques mots, un rire complice et la flasque d’arlo qui passait de main en main suffirent à convaincre la milice de le laisser partir.

Ravis ne remercia pas Pegruff. L’homme lui devait apparemment une faveur ; ils étaient quittes désormais.

Pegruff ne s’attarda pas dans les parages. Après avoir essuyé le goulot de sa flasque sur sa manche, il la tendit à Tessa en leur disant : « Vous feriez bien d’être prudents tous les deux. Les miliciens sont plus nerveux que des maquereaux dans un filet. Ils savent qu’Izgard arrive et s’imaginent qu’en bouclant le port, en patrouillant dans les rues, en imposant le couvre-feu et en terrorisant tous les étrangers qu’ils croisent, ils parviendront à le tenir à distance. Ils ont peur, oui. Même si vous n’en trouverez aucun pour l’admettre. »

Ravis acquiesça. Il prit la flasque à Tessa, but une gorgée, puis la rendit à Pegruff. « Combien de temps avant qu’Izgard ne soit là ?

— Un jour. P’t-être deux.

— Et le sire ? »

Pegruff cracha sur sa flasque. « On dit dans la rue qu’il devrait arriver une demi-journée avant lui,

— Et que dit-on en mer ?

— Qu’il arrivera un jour trop tard. » Là-dessus, Pegruff prit congé. Il ne posa aucune question et n’eut pas un mot d’adieu, il se contenta de faire briller sa flasque avec sa salive et s’éloigna.

Ravis se retourna vers Tessa. « Passons prendre Emith et sa mère. »

Tessa secoua la tête. « Vous ne parviendrez jamais à faire quitter son fauteuil à la mère Emith. Elle n’en bougera pas – pas même pour Izgard.

— Dans ce cas, je louerai une charrette pour les emporter tous les deux, elle et son fauteuil. Emith ne voudra pas nous suivre sans sa mère. »

Tessa hocha la tête. Ravis avait raison. Bay’Zell était un endroit trop dangereux dans l’immédiat. L’armée d’Izgard pouvait survenir d’un jour à l’autre, et jamais Emith n’accepterait d’abandonner sa mère seule et apeurée. Elle était tout ce qu’il avait. Tessa pressa le pas. Elle avait hâte de rentrer.

Marchant vite, quoique pas au point d’attirer l’attention de la milice, Ravis et Tessa s’enfoncèrent dans les rues. Bay’Zell avait changé en dix-huit jours. Loin de la cité bruyante, affairée et égoïste qu’ils avaient quittée, elle se recroquevillait plutôt comme un enfant qui attend sa punition. Les boutiques restaient ouvertes, mais seules celles qui proposaient des ustensiles pour la maison ou des produits séchés avaient encore les rayons pleins. Les aliments frais étaient déjà introuvables et lorsqu’un malheureux marchand de fruits engagea sa charrette à bras dans la rue pour ouvrir boutique, il fut pris d’assaut avant d’avoir pu attacher les auvents de son étal. Le temps que la milice survienne pour disperser la foule, le pauvre était complètement dépouillé. Pêches, prunes et autres fruits mous gisaient à ses pieds, écrasés dans la boue.

Ravis entraîna Tessa loin de cette scène. « C’est la faute de la milice, expliqua-t-il. J’ai vu cela se produire une dizaine de fois. Des patrouilles armées dans les rues peuvent semer davantage de panique que toute une armée d’invasion. Bay’Zell devrait contenir assez d’aliments frais pour tenir un siège de six mois, mais là, chacun fait des réserves de son côté et la majeure partie va se perdre. Vous pouvez emporter tous les poulets abattus que vous voulez, si vous ne les mangez pas dans les deux jours, vous n’aurez plus qu’à les jeter. » Il plissa les yeux sous le soleil de midi. « Surtout en cette saison. »

Les rues de Bay’Zell étaient plutôt calmes dans l’ensemble. Les habitants les surveillaient entre leurs volets mi-clos, échangeaient à voix basse sous les porches ou se hâtaient seuls au milieu de la chaussée, tirant derrière eux des charrettes à bras ou des travois.

Tessa n’aimait pas cela du tout. Cela donnait l’impression que la cité entière était condamnée.

Son humeur s’éclaircit lorsqu’ils tournèrent dans une petite rue pavée. En apercevant de loin la façade bleu et blanc proprette de la maison de la mère Emith, Tessa avala sa salive. Elle avait le sentiment de rentrer chez elle.

En dépit des protestations de Ravis, elle couvrit les derniers mètres au pas de course. Toute sa vie, elle avait avancé en direction de la bague ; c’était la première fois qu’elle revenait sur ses pas.

Elle imaginait déjà le visage de la mère Emith, voyait son fauteuil et sa table, l’entendait ordonner à Emith d’aller remplir la cruche en lui annonçant : « Nous avons des invités. » Tessa sourit, follement heureuse. Ils lui avaient tellement manqué tous les deux.

Attrapant la main de Ravis, elle fonça jusqu’à la maison. Elle ignora la porte principale et repoussa le portail pour entrer par-derrière, dans la cour. Tout semblait parfaitement normal : les peaux qui trempaient dans la lessive, le tonnelet d’arlo dans un coin, la pile de vaisselle au bord du caniveau. Même le feu de bois de frêne brûlait. Tessa nota tous ces petits détails avec soulagement. Rien n’avait changé.

Ignorant Ravis qui l’exhortait à la prudence, elle frappa fermement à la porte. « Emith, c’est moi, lança-t-elle. Tessa. Je suis rentrée. »

Il n’y eut d’abord aucune réponse. La main de Ravis remonta discrètement vers sa dague pendant qu’ils patientaient. Au moment où Tessa allait frapper une nouvelle fois, la porte s’ouvrit en grand. Emith se dressait sur le seuil, plus propre et soigné que jamais.

Son regard était mort.

Le cœur de Tessa s’arrêta. Le sang déserta son visage. « Emith... » Elle voulait en dire plus, mais sa voix la trahit.

Emith sourit. « Oui, demoiselle. C’est bon de vous revoir. » Il parlait comme un cadavre, sans la moindre inflexion dans la voix. Il se recula et leur dit : « Entrez donc. Je viens de mettre du thé sur le feu. »

Ravis toucha le bras de Tessa. Elle se dégagea d’une secousse et suivit Emith à l’intérieur. Chaque poil de son corps la picotait comme une aiguille froide. Son ventre se contractait violemment de façon spasmodique. Alors que ses yeux s’accoutumaient à la pénombre de la cuisine, elle dut se mordre la joue pour retenir une envie de vomir.

La cuisine se présentait en tout point comme dans son souvenir. Un bon feu flambait dans la cheminée chargée de récipients, la table croulait sous les ustensiles de cuisine et les épices, et le tabouret de la mère Emith portait ses objets coutumiers : son couteau à éplucher, ses ciseaux en argent, son matériel de broderie et ses coffrets à épices. On y voyait même une assiette de pommes attendant d’être pelées.

Le fauteuil de la mère Emith faisait face au mur extérieur, comme toujours en début d’après-midi, mais on ne voyait pas dépasser l’arrière du crâne de la vieille dame. Tessa jeta un bref coup d’œil à Emith. Il baissait la tête. La gorge sèche et douloureuse, Tessa franchit les quelques pas nécessaires pour faire le tour du fauteuil.

Il était vide. Elle l’avait su à l’instant où Emith leur avait ouvert la porte. Son regard lui avait tout appris, même si elle n’avait pas voulu le croire. La mère Emith était morte.

Elle se retourna vers Emith et attendit qu’il la regarde. Mais l’autre n’en fit rien. Relever la tête aurait signifié contempler la réalité en face et, à en juger par l’aspect soigné de la cuisine, Emith s’y refusait précisément depuis plusieurs jours. Tout était disposé comme si sa mère se trouvait encore là.

Finalement, peu à peu, l’insistance de Tessa l’obligea à lever les yeux. Il avait un regard douloureux, inexpressif, et un muscle palpitait le long de sa gorge. Au bout d’un moment il secoua la tête. « Elle est morte, demoiselle. Je suis sorti acheter du homard et, à mon retour, elle était morte. » Il eut un petit geste impuissant avec la main. « Ils lui ont fait du mal. Ils lui ont fait peur. »

Tessa s’entendit demander : « Qui lui a fait du mal, Emith ?

Je l’ignore. Ils ont laissé une odeur – comme des relents d’animaux blessés. »

Ravis siffla entre ses dents. Tessa se cramponna au dossier du fauteuil. Les harras. Ils étaient venus pour elle.

Tessa ferma les yeux. En les rouvrant un instant plus tard, elle se retrouva à contempler le visage d’Emith. Quelque chose de profond s’était brisé en lui. Il paraissait perdu. Le monde qui lui avait toujours paru rempli de gens soit bons, soit vaguement incompris, était devenu un endroit qu’il ne connaissait plus.

Tessa s’approcha de lui. Sachant qu’il était trop timide pour une étreinte, elle se contenta de glisser son bras sous le sien et de l’entraîner vers la cheminée. Il y eut un moment délicat où il fit mine de se dégager, mais Tessa le retint. Elle ne voulait pas songer à ce qui s’était produit, n’osait pas se risquer à prononcer un mot, mais elle pouvait au moins lui prendre la main ; et lui donner la sienne à serrer.

 

Perché sur les remparts de Castel Bess, Camron attendait. Il était épuisé, mais l’idée de dormir lui semblait ridicule. C’était un luxe qu’il ne méritait pas.

Alors qu’il regardait vers l’ouest et la cité de Bay’Zell, le soleil descendit vers l’horizon, créant des strates de lumière orange et pourpre. Les ombres s’allongèrent, la brise se leva et les premières étoiles du soir se mirent à scintiller. Camron prit une grande inspiration, puis une deuxième. Il savait qu’il aurait dû descendre dans la grand-salle, parler à ses hommes, donner des ordres, organiser la défense, écouter les derniers rapports concernant l’avance d’Izgard. Mais il ne parvenait pas à s’y résoudre. Pas encore.

La faute en incombait à Castel Bess.

Il avait cru qu’il lui suffirait d’y revenir et de le défendre. Il n’avait pas compté sur ses souvenirs : la flaque de sang dans l’escalier, les marques de flèches sur la porte, ou encore ses couloirs déserts. L’endroit était plus sombre que dans son souvenir. Et tellement silencieux qu’on pouvait y entendre le passé.

Se trouver là lui était insupportable. Son père était partout et nulle part. Le temps s’étirait interminablement lorsqu’il passait devant la salle de garde où une dizaine d’hommes avaient péri, avant de se réduire à une tête d’épingle chaque fois qu’il s’arrêtait pour réfléchir. Perdu dans ses pensées, il lui arrivait alors de constater qu’une chandelle voisine avait fondu d’un cran en l’espace d’un clin d’œil.

Ils étaient arrivés tard dans la nuit précédente, si tard que l’aube pointait lorsque les feux et les fours furent allumés. On avait tiré de l’eau au puits, envoyé chercher des provisions, pansé et mis les chevaux à l’écurie. La plupart des vingt hommes qui étaient revenus de la Crosse avec lui avaient dormi toute la journée et commençaient à peine à se réveiller. Camron ne pouvait pas leur en vouloir. La semaine qui venait de s’écouler avait été rude pour tous.

Ils avaient évacué Merin, Schiste et une vingtaine d’autres bourgs, villages et hameaux sur le chemin d’Izgard. Personne ne les en avait remerciés. Il n’y avait pas de bons côtés dans l’affaire, que des mauvais. Fâchés de devoir abandonner leurs maisons, leurs troupeaux et leurs champs, les gens se montraient hostiles envers la troupe de Camron, qu’ils accusaient parfois d’être responsable de l’approche d’Izgard. Le pire aux yeux de Camron, c’était de voir ses hommes accepter le blâme. Ils se sentaient coupables d’avoir survécu à une bataille dans laquelle tant de leurs camarades étaient tombés. Ne sachant que dire, Camron se taisait.

En vérité, il ne savait plus que faire ces derniers temps. Depuis que son père était mort et qu’Izgard s’était couronné roi, ses certitudes s’étaient effondrées une à une. Il n’était plus sûr de rien désormais.

Se retournant face au ciel sombre à l’est, puis au sud-est, Camron se passa la main dans les cheveux. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire maussade. Il se rappelait sa première rencontre avec Ravis de Burano dans la cave à vin de Mersall de Vailing. Tout lui apparaissait clairement, à l’époque : son père était mort, quelqu’un devait payer et le Garizon n’était qu’un adversaire qu’il fallait écraser. Rien n’était plus aussi simple. Son père avait rêvé pendant vingt et un ans de voir son fils monter sur le trône de Garizon. Ce qui signifiait que les Garizons n’étaient plus ses ennemis, mais ses compatriotes. Camron secoua la tête. Il n’était pas certain d’en avoir envie.

La seule chose qu’il savait était qu’il devait empêcher à tout prix un nouveau massacre tel que ceux du mont Credo ou de la Crosse. Son père et lui se retrouvaient sur ce point. Enfin.

Puisant un réconfort inattendu dans cette idée, Camron s’arracha aux remparts et se dirigea vers le portillon de fer qui menait à l’intérieur de la forteresse. Il avait des choses à faire, une défense à préparer, et tout en descendant les marches de granit de Castel Bess, il pria pour que ses fantômes lui en laissent le temps.

 

Emith s’assura une dernière fois qu’il avait bien verrouillé la porte puis suivit Tessa à travers la cour. Il faisait nuit désormais, et Tessa distinguait à peine les pavés sous ses semelles. La lune au premier quartier flottait bas dans le ciel, diffusant un mince croissant de lumière jaune. Bien qu’il ne fasse pas froid, tous les volets de la rue d’Emith étaient solidement fermés.

Ravis les attendait devant la maison avec une jument et deux poneys. Il s’était éclipsé une heure plus tôt avant de revenir avec des montures, des provisions et divers ustensiles et produits qu’Emith lui avait commandés. Quand il aperçut Emith et Tessa, il vint à leur rencontre et leur prit leurs gros sacs des mains. En quelques minutes, tout fut emballé, attaché et prêt au départ. Ils se mirent en route pour Castel Bess.

Discuter dans la maison leur était pénible, de sorte que Tessa n’avait pas raconté grand-chose à Emith de son séjour sur l’île Ointe. Elle lui avait simplement appris qu’elle avait besoin de son aide pour peindre une enluminure, qu’il devait réunir tous les parchemins, pigments et pinceaux à sa disposition et se préparer en vue d’un petit voyage. Emith avait paru heureux d’avoir quelque chose à faire. Il n’entrait pas dans ses habitudes de poser des questions et il se mit à l’œuvre calmement, avec efficacité, en s’interrompant de temps à autre pour consulter des listes dans sa tête ou réciter les noms de certains pigments qu’il n’aurait pas voulu oublier.

En ce qui concernait le choix du parchemin, Tessa lui avait demandé de n’emporter que du vélin utérin. Elle n’imaginait pas qu’Ilfaylen ait pu peindre l’enluminure qui avait enchaîné la Ronce d’or sur un autre support. Emith en possédait encore une douzaine de pages du temps de son service auprès de Deveric – un peu raides, mais elles s’assoupliraient à l’usage ; il les rangea dans une presse afin de les conserver à plat durant le trajet hors de Bay’Zell.

Ils traversèrent la cité dans le calme. Quelques silhouettes indistinctes passaient dans l’ombre à l’occasion, mais, en dehors de leur petit groupe, personne ne circulait au milieu des rues.

« La milice a bouclé les portes », dit Ravis, guidant son cheval autour d’une flaque d’ombre. En dépit de sa décontraction affichée, Tessa voyait bien qu’il était méfiant. Sa main droite reposait sur la garde de sa dague. « Cela ne lui servira pas à grand-chose, néanmoins. La cité n’a pas été conçue pour être défendue à courte portée. Ses murailles sont vieilles et tombent en ruine. Elles comportent tellement de trous et de points faibles que même une bande de joyeux ménestrels pourrait se glisser à travers.

« Le sire aurait dû revenir une semaine plus tôt, répartir ses troupes dans les anciennes forteresses qui bordent la ville et obliger Izgard à l’affronter sous leurs remparts, plutôt qu’à Bay’Zell même. Maintenant, la première chose que fera Izgard en arrivant consistera à s’emparer des forteresses. La milice en occupe certaines, mais Izgard aura tôt fait de l’en déloger ; la plupart sont de construction garizonne de toute façon, si bien que ses ingénieurs les connaîtront sur le bout des doigts. » Ravis se racla la gorge. « Bay’Zell va tomber comme un fruit mûr. »

Tessa jeta un coup d’œil vers Emith, redoutant l’impact que ces paroles risquaient d’avoir sur lui. Elle était accoutumée à Ravis et à ses analyses froides et militaires de la situation, mais la ville qu’il venait de déclarer indéfendable était celle d’Emith. Ce dernier croisa le regard de Tessa et lui sourit faiblement. Puis il baissa la tête.

Quand Ravis prit son souffle pour se lancer dans une nouvelle tirade, Tessa prit les devants. Elle ne tenait pas à voir Emith plus bouleversé qu’il ne l’était déjà. « Castel Bess reste tout de même la place forte la plus solide à des lieues à la ronde, n’est-ce pas ? Hierac n’en avait-il pas fait son quartier général à Bay’Zell ? »

Ravis se tourna vers Tessa et la dévisagea un long moment. Avec un léger hochement de tête à son adresse avant de répondre, il admit : « Oui. C’est la meilleure forteresse de la cité. Nous serons en sécurité là-bas. » Tessa savait qu’il n’en croyait rien, mais cela ne s’entendait pas dans sa voix et elle lui en fut reconnaissante.

« Que savez-vous de la transcription des manuscrits, Emith ? s’enquit-elle pour changer de sujet avant que Ravis n’aborde une préoccupation de son cru. Les anciens scribes avaient-ils d’autres méthodes que les piqûres d’épingles pour effectuer une copie ? »

Emith se porta à la hauteur de Tessa. Étonnamment, il était bon cavalier et son poney lui obéissait fort bien. « Voyons voir, demoiselle... On peut mesurer et reporter le dessin, bien sûr, ou prendre des notes et tracer des esquisses, mais ces deux méthodes exigent beaucoup plus de temps et d’efforts que perforer un deuxième parchemin par-dessous pour se guider ensuite sur les piqûres. »

Tessa hocha la tête. Selon Avaccus, Ilfaylen était fouillé chaque soir à la recherche de parchemin ou de notes écrites, et on ne l’autorisait même pas à conserver de l’encre ou une plume dans ses quartiers. Toute technique nécessitant la prise de notes ou d’esquisses semblait donc hors de question. Tessa repensa brièvement à la passagère de la Mousseline, revoyant la manière dont sa poudre pour le visage soulignait les mailles délicates de son voile. « Qu’en est-il des ponces, Emith ? demanda-t-elle. Peut-on s’en servir pour transférer un motif ? »

Emith marmonna avec intérêt puis réfléchit une minute. « Ma foi, demoiselle, il me semble qu’on le faisait autrefois. Dans l’ancien temps, bien avant la construction de l’abbaye de l’île Ointe, avant même que les mystiques orientaux introduisent l’art du scribe en Occident, les scribes broyaient de l’obsidienne en poudre si fine qu’elle pouvait se déposer dans les creux entre les coups de pinceau. »

Tessa acquiesça avec enthousiasme. « Et ils la répandaient sur le motif terminé ?

— Oui. » Emith lui adressa un regard curieux. « Une fois l’enluminure recouverte de poudre, on la secoue légèrement pour permettre aux grains de se déposer dans chaque dépression créée par la peinture. Ensuite, on enduit une feuille de parchemin avec de la caséine, afin que la poudre puisse y adhérer. Et on applique ce second parchemin sur le premier, en pressant fortement pendant plusieurs minutes, avant de le retirer. En procédant correctement, on peut reproduire en totalité le motif original sur le second parchemin.

— Comme avec les ponces de broderie de la veuve Fourbis », murmura Tessa. Devant l’expression perplexe d’Emith, elle expliqua : « C’est ainsi qu’elle copiait ses motifs de broderie. J’en ai renversé toute une pile, une fois, et je me suis retrouvée couverte de poudre noire. J’avais cru que c’était de la poussière sur le moment. » Elle secoua la tête. « La poudre reproduit en négatif ce qu’on dépose par-dessus.

— Poudre ? Poussière ? De quoi êtes-vous en train de parler ? » C’était Ravis. Il les devançait de plusieurs pas mais sa voix leur parvint de manière parfaitement claire et Tessa réalisa qu’il avait suivi toute sa conversation avec Emith.

Elle respira brièvement, puis se redressa sur sa selle. « Je crois qu’Ilfaylen a effectué une copie de son enluminure, et qu’il s’est servi de ponce pour cela. »

Ravis émit un grommellement qui n’engageait à rien. Il tira sur ses rênes en s’engageant dans une cour obscure fermée par une haute bâtisse. Imitant la jument de Ravis, le poney de Tessa ralentit de lui-même.

« Vous rappelez-vous la femme à bord de la Mousseline ? demanda Tessa. Celle qui portait un voile brodé ? »

Ravis lui lança un sourire par-dessus son épaule. « Non. »

Tessa sentit ses joues s’empourprer. Elle ne put s’empêcher de lui retourner son sourire. « Eh bien, il y avait une femme à bord de la Mousseline, avec du fard aux joues, et en parlant elle en mettait un peu sur son voile. Je n’y ai pas prêté attention sur le moment mais, par la suite, cela m’a fait réfléchir. J’ai repensé à ce matin sur le pont de Parso, où je suis sortie vous rejoindre couverte de poudre. La veuve Fourbis utilisait ce procédé afin de copier ses motifs de broderie – sans avoir besoin d’encre, de mesures, de notes ou de piqûres d’épingles. Il suffit d’un peu de poudre et d’un support sur lequel transférer l’image.

— Avaccus ne prétendait-il pas qu’Ilfaylen était fouillé tous les soirs ? S’il avait dissimulé un parchemin sur lui, les gardes d’Hierac l’auraient sûrement découvert ? »

Tessa jeta un coup d’œil à Emith. Ce dernier, perplexe, ne semblait pas comprendre grand-chose à la discussion même s’il était trop poli pour poser la moindre question. Elle lui parlerait plus tard d’Avaccus et d’Ilfaylen. Lui raconter toute l’histoire maintenant ne servirait qu’à lui faire davantage de peine : une mort de plus parmi les personnes qu’il avait connues et chéries. Elle aurait voulu le toucher mais, sachant qu’il se déroberait à son contact, elle flatta plutôt son poney.

À Ravis, elle dit : « Et si Ilfaylen ne s’était pas servi de parchemin pour sa copie ? S’il avait eu recours à un autre support ? Un support auquel ses gardes n’auraient pas accordé la moindre attention ?

— Tel que ?

— Rappelez-vous ce que disait Moldercay à propos d’Ilfaylen : que le jour où il avait achevé son enluminure, il avait pris froid et réclamé un châle. Et s’il s’était servi de ce châle au lieu d’un parchemin, en transférant le motif poudré sur l’étoffe ? Cela aurait pu fonctionner, n’est-ce pas, Emith ?

— Oui, demoiselle, convint Emith d’une voix où perçait une pointe d’excitation, à condition d’avoir enduit le châle de caséine au préalable, puis de le rouler et de le manipuler avec soin par la suite. Certains détails se seraient sans doute perdus, mais la majeure partie du motif serait demeurée reconnaissable. »

Tessa dut résister à l’envie de se pencher pour l’embrasser. « C’est ce que me disais. Ilfaylen a pu réclamer son châle, le porter toute la journée, l’utiliser afin de copier son enluminure aussitôt la peinture sèche puis l’emporter sous le bras hors du scriptorium en prétextant avoir trop chaud.

— Mais, la ponce, fit observer Ravis d’un air dubitatif. Comment l’aurait-il introduite en secret ? »

Tessa avait sa réponse toute prête. « Il n’aurait pas eu besoin de le faire. C’est une simple poudre noire... Il aurait parfaitement pu prétendre qu’il s’agissait d’un pigment. Il lui suffisait de cinq minutes seul avec le motif pour appliquer la poudre et la secouer, puis prendre son empreinte. Même Avaccus admettait qu’Ilfaylen bénéficiait d’un certain degré d’intimité quand il peignait. »

Tout en parlant, Tessa guida son poney le long d’une succession de marches basses qui s’élevaient vers les remparts. En dépit des remarques sévères que Ravis avait émises à leur encontre, les murailles de Bay’Zell lui parurent bien assez hautes et impressionnantes. Elle ne s’inquiéta pas une seconde de savoir comment ils les franchiraient, cependant. Ravis connaîtrait le gardien, ou bien son fils lui devrait une faveur, à moins qu’une autre de ses connaissances ne les attende pour les mener à un passage secret. Un sourire se dessina au coin de ses lèvres. Les méthodes de Ravis lui semblaient soudain beaucoup plus appréciables.

« Comment pouvez-vous être certaine de quoi que ce soit ? demanda Ravis en baissant la voix à mesure qu’ils s’approchaient des remparts. Qui vous dit que le châle d’Ilfaylen ne lui servait pas simplement à réchauffer ses vieux os ? »

Tessa eut un petit geste impatient avec les mains. Les détails l’irritaient comme du verre pilé sur la peau. « C’est une remarque de Moldercay qui m’a mis la puce à l’oreille. J’ai cru d’abord à une erreur, sans importance, mais je l’ai rangée dans un coin de mon esprit. Et l’autre nuit, quand vous et moi... » – Tessa s’interrompit et jeta un coup d’œil en direction d’Emith – « ... avons terminé de parler à bord de la Mousseline, cela m’est revenu. J’en ai même rêvé. Il a dit que le vélin avait été blanchi, gratté, peint, verni puis poncé. »

Emith leva la tête, comprenant aussitôt les implications de ce qu’elle disait. « Le ponçage s’effectue toujours en premier, demoiselle, pour préparer le vélin à recevoir l’encre. Après l’application de la peinture et du vernis, il ne servirait qu’à effacer la peinture.

— Eh oui, approuva Tessa. Précisément. Je crois qu’Ilfaylen a dicté à dessein cette énumération à son scribe, en veillant bien à ce que le ponçage soit mentionné en dernier. Quiconque relirait le manuscrit par la suite n’y verrait qu’une simple erreur de rédaction. Mais pour une personne à la recherche d’un indice, ce serait comme une enseigne lumineuse dans la nuit. Ilfaylen a même pris soin de ne pas faire mentir son assistant. Le compte-rendu du scribe ne stipulait que la stricte vérité : le motif avait bel et bien été poncé en dernier. On l’avait poudré... » – Tessa sourit gentiment à Emith – «... et vous m’avez dit vous-même, Emith, qu’on appelait ponce n’importe quelle poudre finement broyée. »

Emith lui sourit en retour. « En effet, demoiselle. Je crois bien vous l’avoir dit. »

À voir Emith sourire ainsi, Tessa sentit sa gorge se nouer. Il avait tant perdu, et trouvait encore la force de l’encourager et de la soutenir. Elle ne le méritait pas.

« Fort bien, dit Ravis, tirant sur les rênes de sa jument pour l’arrêter, à supposer que vous ayez raison et qu’Ilfaylen ait effectivement emporté une empreinte de son enluminure, qu’en a-t-il fait ensuite ?

— Il s’est rendu à Castel Bess, où il a peint une meilleure copie à partir du motif de son châle. »

Ravis siffla entre ses dents. « Vous avez vraiment pensé à tout, n’est-ce pas ? »

Tessa inclina la tête. « Je m’y efforce. »

Hochant la tête à son tour, Ravis reconnut : « Ma foi, cela expliquerait pourquoi un Ilfaylen malade, supposé avoir besoin de soins, aurait envoyé son assistant se promener tous les jours à Bay’Zell pour prendre des notes. Il ne tenait pas à ce que l’autre sache qu’il peignait une deuxième enluminure. »

Tessa acquiesça. « Je crois que cette maladie était une pure invention d’Ilfaylen. Comme vous dites, cela lui valait un peu d’intimité mais lui permettait également de gagner du temps. Sachant que ce n’était pas sur l’île Ointe qu’il serait en mesure de peindre une copie de son enluminure, il s’est servi de ce prétexte pour s’attarder quelques jours à Bay’Zell.

— Alors que l’image de l’original était encore fraîche dans son esprit, renchérit Emith en arrêtant son propre poney d’une main sûre. Travailler d’après le contour d’un motif est une chose, mais à moins de vous rappeler précisément les couleurs de l’original, vous ne pouvez espérer obtenir au mieux qu’une copie inexacte. »

À cette remarque, Tessa se remémora les paroles d’Avaccus : « Emith est un homme modeste ; ne l’oubliez pas. Sans cela, il aurait pu devenir un merveilleux scribe. » « Oui, admit-elle à voix haute. Je n’avais pas pensé à cela. »

Emith baissa les yeux. « Vous l’auriez fait tôt ou tard, demoiselle. »

Ravis sauta à bas de sa monture et atterrit avec un bruit sourd sur la terre battue au pied des remparts. « Où croyez-vous que puisse se trouver cette copie aujourd’hui ? Ilfaylen l’a-t-il rapportée avec lui sur l’île Ointe ? L’a-t-il confiée à la garde de quelqu’un, ou bien s’est-il contenté de l’enfouir quelque part ? »

Suivant l’exemple de Ravis, Tessa mit pied à terre. Ses jambes se dérobèrent sous elle en touchant le sol. Maudissant son état, elle s’empressa de bloquer les genoux avant que Ravis ne s’en aperçoive. Respirant à petites bouffées pour apaiser les battements de son cœur, elle répondit : « Je ne crois pas qu’Ilfaylen aurait emporté son enluminure sur l’île Ointe. Si on l’avait retrouvée là-bas, les saints pères l’auraient certainement détruite. Non, je crois qu’il a dû la cacher dans un endroit sûr.

— À Castel Bess ? » Ravis lui prit des mains les rênes de son poney, en s’arrangeant pour lui frôler la joue au passage. Leurs regards se croisèrent, et Tessa comprit que sa faiblesse ne lui avait pas échappé.

« C’est possible, dit-elle en s’écartant, consciente de la présence d’Emith dans son dos. Sinon, peut-être y découvrirons-nous un indice, un compte-rendu de ses allées et venues ; les visites qu’il a reçues, un ordre qu’il aurait donné à un serviteur... Quelque chose. »

Tessa sentit une main lui toucher l’épaule par-derrière. C’était Emith cette fois, qui lui remontait son manteau, lequel avait glissé au cours du trajet. Ne pouvait-on donc rien cacher à ces deux hommes ?

Ses deux paires de rênes à la main, Ravis s’engagea sur le remblai qui s’élevait jusqu’à la muraille. « Faites attention où vous mettez les pieds, prévint-il. Il y a beaucoup de pierres disjointes et de déchets. »

Tessa fut bien contente d’avoir les deux mains libres. Le rempart masquait le clair de lune et l’on n’y voyait pas grand-chose, hormis quelques reflets ternes sur les harnais des chevaux ou la dague de Ravis. L’air empestait l’humidité et le moisi et, en s’approchant du rempart, ils tombèrent sur un fossé boueux, donnant à Tessa l’impression de marcher dans l’empreinte d’une énorme pierre retournée.

Un trou dans le mur apparut devant eux. Au début, Tessa crut qu’il s’agissait d’une simple fissure, mais, en se rapprochant et à mesure que ses yeux s’habituaient à l’obscurité, elle vit qu’il manquait toute une portion du rempart. Les éboulis s’accumulaient de part et d’autre du fossé, et une brise cinglante sifflait à travers la trouée. Elle nota que les arêtes des pierres encore en place n’étaient pas émoussées, que le mortier était à peine décoloré et qu’il n’y avait ni mousse ni trace d’humidité sur la tranche intérieure des murs.

D’un coup d’œil par-dessus son épaule, Tessa vérifia qu’Emith se trouvait trop loin pour l’entendre puis elle toucha le bras de Ravis et lui chuchota : « Ce n’est pas l’un de ces endroits qui tombent en ruine dont vous parliez tout à l’heure. Cette portion de rempart a été démolie de fraîche date – la face interne des pierres est encore propre. Je doute que cela remonte plus loin qu’au printemps. »

Même dans la pénombre au pied des remparts, Tessa vit clairement la dent de Ravis se poser sur sa cicatrice. « Aucun détail ne vous échappe, n’est-ce pas ? »

Tessa sourcilla. L’âpreté de la voix de Ravis la surprit mais en le regardant dans les yeux, en voyant à quel point ils avaient noirci, elle commença à comprendre. « C’est vous qui avez fait cela ? »

Ravis jeta un rapide coup d’œil à Emith. Approchant sa bouche de l’oreille de Tessa, il lui répondit : « Oui. J’ai ordonné la démolition de cette portion de muraille et d’autres. » Avant qu’elle puisse réagir, il reprit son souffle et poursuivit : « N’oubliez pas que je suis un mercenaire, Tessa. J’ai été à la solde d’Izgard pendant trois ans. Mon travail consistait à faire le nécessaire. Quand Izgard a eu besoin de troupes supplémentaires pour gonfler les rangs de son armée, je me suis rendu à Bay’Zell pour en recruter en son nom. Plus tard, lorsqu’il m’a fait comprendre qu’il avait l’intention d’envahir la cité, j’ai pris les mesures qui s’imposaient pour lui faciliter l’entrée. »

Tessa ouvrit la bouche mais ne trouva rien à dire. Incapable de soutenir plus longtemps le regard de Ravis, elle baissa les yeux sur la chair violacée de sa cicatrice.

Ravis posa la main sur sa gorge pour l’obliger à le regarder. « Je ne fais pas mystère de mes activités, je ne l’ai jamais fait. On me paye pour un travail et je l’exécute. Il n’y a pas de bien ou de mal pour moi, rien que les ordres, les missions et l’or. »

Voyant approcher Emith avec son poney, il relâcha sa prise sur Tessa. « Ne l’oubliez jamais. »

Tessa ne fit pas mine de s’écarter. Sur sa gauche, elle vit Emith s’arrêter pour examiner le mors de son poney. Portant la main à sa gorge, elle demanda à Ravis : « Qu’avez-vous accompli d’autre ici, pour le compte d’Izgard ? »

Ravis haussa les épaules. « Plusieurs choses. J’ai veillé à ce que les plans des fortifications et des défenses parviennent entre ses mains, ordonné d’affaiblir les principaux ponts de manière à ce qu’un seul impact de projectile provoque leur écroulement, encouragé à boire ceux dont la tâche consiste à surveiller les remparts, et fait en sorte que l’armement acquis par Bay’Zell au cours de l’année écoulée soit systématiquement de mauvaise qualité : bois cassant pour les arcs, hampes de flèches en orme plutôt qu’en frêne ou en bouleau. » Ravis eut un petit geste négligent de la main. « Aimeriez-vous que je continue ? »

Tessa secoua la tête. Emith s’occupait toujours de son poney et elle avait la nette impression qu’il le faisait uniquement pour ne pas s’immiscer dans leur conversation. Soudain très lasse, et ne comprenant pas pourquoi Ravis insistait à ce point pour lui raconter ses pires méfaits, elle inclina la tête en direction de Castel Bess. « Ainsi, tout ceci n’est qu’une mission de plus à vos yeux ? Une autre solde à percevoir ? »

La vieille amertume de Ravis réapparut tout entière dans son sourire. « Je suis né pour être un guerrier, alors je me bats. Ce n’est qu’une bataille comme une autre. » Il soutint le regard de Tessa un moment, puis tourna les talons et conduisit les chevaux à travers la trouée.

Après une bonne minute, Tessa lui emboîta le pas. Comme tout à l’heure lorsqu’il avait affirmé à Emith qu’ils seraient en sécurité à Castel Bess, Tessa ne croyait pas à sa sincérité. Ses paroles sonnaient vraies, mais ne l’étaient pas. Ravis ne le savait pas encore, voilà tout.

 

Dans les marais salants au sud-est de Castel Bess, là où le sol était irrigué par mille canaux étroits qui se remplissaient à marée haute, où les chevaliers revenaient chaque printemps se repaître de papillons-tigres et de crabes fantômes et où rien ne poussait hormis les herbes folles, quarante hommes galopaient à bride abattue. Il faisait nuit mais le terrain était plat et dégagé, de sorte qu’ils n’avaient rien à craindre pour leurs chevaux. Ces derniers auraient pu se montrer nerveux pour d’autres raisons plus instinctives mais l’on avait fixé des chiffons imbibés d’huile de pin sur leurs muserolles, et le changement d’odeur de leurs cavaliers les dérangea moins que l’altération de leur poids.

Les cavaliers prirent de la masse en chevauchant. Ils aspirèrent la nuit comme du papier buvard absorbe l’encre. Leurs muscles se renforcèrent, leur peau se tendit, leurs os s’épaissirent en formant des plaques. Leurs dents s’allongèrent dans leur bouche, leur langue gonfla et leurs mâchoires s’allongèrent avec une série de claquements sourds. L’un d’eux se mit à saigner du nez ; un liquide clair suinta de l’oreille d’un autre. Les corps ondulèrent, souples d’abord, comme des ombres qui s’allongent au crépuscule, puis subitement hérissés, pareils à des chiens qui se disputent un sac.

Leurs yeux se ternirent. La couleur se vida de leurs iris comme le vin s’écoule d’un verre. Leurs paupières modifièrent la fréquence de leurs battements ; l’humeur qui lubrifiait leurs cornées les piqua en devenant plus épaisse, plus salée. La salive leur poissait les dents alors qu’ils remuaient les mâchoires. Déglutissant beaucoup, ils tâchèrent d’avaler l’excédent.

Les cavaliers se concentrèrent, se densifièrent ; ils devinrent.

Toute réflexion, tout désir les quitta aussi aisément et discrètement que la sueur s’évapore sur une lèvre supérieure. Ils se dépouillèrent de leurs noms comme d’une peau morte. S’ils avaient encore conscience de quoi que ce soit, c’était de la chaleur dorée qui remontait dans leurs entrailles. S’ils conservaient le moindre souvenir, c’était celui du ventre maternel.

Lentement, tandis que leurs chevaux les entraînaient au nord-ouest, une résolution se forma dans la pulpe mouvante de leurs pensées, de leurs chairs et de leurs os. Leurs nerfs se durcirent. Leur objectif se précisa. Leurs yeux dépourvus de couleur se parèrent de reflets dorés.

La Ronce d’or chantait à leurs oreilles. Elle modelait, créait, figeait leur motivation, leur conscience et leur force. En longeant les canaux en direction de Castel Bess, les cavaliers cessèrent d’être des hommes pour devenir autres. Ils étaient des créatures de la Ronce désormais. Et quand leur odeur et leur masse finirent par faire si peur à leurs chevaux qu’ils furent contraints de continuer à pied, la Ronce d’or les précipita encore plus loin, plus profond. Ses barbillons déchiquetèrent ce qui restait d’humain en eux pour engendrer quelque chose de neuf.

Les chevaux hennirent, se cabrèrent et repartirent au galop par où ils étaient venus. Les crabes fantômes détalèrent dans les flaques, et les papillons-tigres se tapirent contre les rochers. La lune disparut derrière un banc de nuages, mais cela ne fit aucune différence pour les créatures de la Ronce. À leurs yeux, la nuit apparaissait claire comme le jour.

La Peinture De Sang
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